La Bénédiction de l’eau, la nuit de l’Epiphanie

La Bénédiction de l’eau, la nuit de l’Epiphanie dans le rite syriaque d’Antioche

Par A. Du Boullay et le Père G. Khoury-Sarkis

Chez tous les Orientaux, la fête de l’Epiphanie est la fête de la manifestation majeure de Notre-Seigneur. Chez tous, également, une bénédiction de l’eau a lieu en cette fête. Dans le rite syriaque occidental, ou syriaque d’Antioche, cette cérémonie revêt un caractère particulièrement solennel et majestueux. On y rencontre notamment un personnage rendu énigmatique par l’amphore d’eau qu’il porte en procession1 autour de l’église, et par le voile blanc qui le recouvre ainsi que l’amphore qu’il tient en ses mains.

En effet, la cérémonie de la bénédiction de l’eau commence ainsi : l’officiant prend, sur une table préparée à la porte du sanctuaire, une amphore (ou une carafe, voire une bouteille) pleine d’eau, la confie à un diacre qui la porte pieusement à la hauteur des yeux, et jette sur la tête du diacre un voile blanc, qui le recouvre, lui et l’amphore. Quel est ce personnage que les fidèles appellent communément « le parrain du Christ ? » Quel symbole renferme le voile dont il est enveloppé, et qui continuera à couvrir l’amphore, après la procession, jusqu’à la bénédiction de l’eau qu’elle contient ?

Le Liber Festivus ne nous donnant aucune explication, nous avons consulté plusieurs documents qui nous ont fourni, outre la réponse à nos questions, des renseignements sur l’évolution de la cérémonie de la bénédiction des eaux dans le rite syriaque ;

Sources : Pour faire une étude approfondie de la cérémonie de la bénédiction des eaux dans l’Eglise syriaque, il aurait fallu compulser tous les manuscrits qui décrivent ce rite. Or, nous n’en avons consulté que quelques uns. Aussi n’est-ce pas une étude que nous présentons, mais une simple note sur ce que nous a suggéré principalement l’examen de trois de ces documents :

1°) le manuscrit du British. Muséum, add. 14.404, qui est considéré comme remontant au VIII/IXe siècle. Ce ms est à la fois un missel, un pontifical et un rituel. Il est malheureusement mutilé, et beaucoup de ses pages sont complètement noircies, et comme délayées. Parmi ces pages, celles qui contiennent le début du rite de la bénédiction des eaux ;

2°) le Pontifical de Michel-le-Grand (1162-1199), daté de l’an 1172 et conservé à la Bibliothèque Vaticane sous le N° Vat. Syr. 51. Il a été traduit en latin par le R.P.I.-M. Vosté, O.P. pour les besoins de la S. Congrégation Orientale [1][1]. C’est à cette traduction que nous nous référerons. Elle se trouve dans le fascicule III (1942), pp. 357-384. Notons que les pages 357-360 de ce pontifical remontent, quant à leur contenu, à la fin du VIIe siècle, ou aux toutes premières années du VIIIe puisqu’elles consignent quelques instructions de Jacques d’Edesse († 708) concernant le rite de la bénédiction des eaux ;

3°) Le m’ade’dôno ou Liber Festivus, utilisé aujourd’hui par le clergé de l’Eglise catholique syriaque d’Antioche et, en règle générale, conforme aux manuscrits dont se servent encore les Syriaques orthodoxes. Il a été imprimé par les PP. Jésuites, à Beyrouth, en 1877.

Heure de la bénédiction des eaux

Dès l’abord, nous constatons une divergence entre le Liber Festivus et le Pontifical de Michel-le-Grand, Le premier place la cérémonie le matin, après le chant de Safro et les deux premiers services de la messe solennelle, ceux pendant lesquels les oblats sont préparés sur l’autel et encensés. C’est la place traditionnelle de presque tous les offices processionnels, tels que la bénédiction des rameaux, des cierges etc.

Michel-le-Grand, par contre, la place pendant la nuit, entre les 2e et 3e nocturnes de Lilyo, et c’est lui qui, indubitablement, a raison. La place indiquée par le liber Festivus, même si elle peut se prévaloir de plusieurs siècles d’antiquité, est une malencontreuse innovation. Tous les documents que nous avons pu consulter parlent toujours de la « Bénédiction, de l’eau dans la nuit de l’Epiphanie ». L’Epiphanie est en effet l’une des trois grandes fêtes dominicales ; et, quoique, dans la liturgie, la célébration de ces fêtes commence par le chant de ramšo, c’est la nuit qui constitue le point culminant de la commémoraison. A Noël, c’est au troisième nocturne, au moment de la lecture de l’évangile qui narre la naissance du Seigneur, qu’a lieu la procession de la Nativité et le « feu des Bergers ». A Pâques, c’est entre les 2e  et 3e nocturnes que celui qui préside l’assemblée débarrasse de son linceul le crucifix! confié au tombeau le vendredi saint et placé sous l’autel, et en fait l’ostension devant la foule en criant : « Le Christ est ressuscité d’entre les morts ». Notons également que la messe qui se célèbre le soir du 24 décembre et du samedi saint, quoiqu’elle .suive le chant de ramšo, n’est pas la messe de la fête, mais celle de la vigile.

C’est également entre les 2e et 3e nocturnes que les livres liturgiques placent la cérémonie des « Nahiré », ou « des Dix Vierges », par laquelle débute la semaine sainte. Et c’est entre les 2e et 3e  nocturnes que les livres liturgiques placent le rite de la bénédiction de l’eau dans la nuit de l’Epiphanie.

Quant à la place de la procession à l’intérieur de la cérémonie, elle diffère elle aussi, selon les époques et les lieux. Le Liber Festivus de 1877, la place tout au début, ainsi que nous l’avons vu ; le pontifical de 1172, entre les leçons de l’Ancien Testament et celles du Nouveau ; au couvent de Mar Behnam, près de Mossoul, la procession a lieu au contraire à la fin de la cérémonie, quand l’eau a déjà été bénie. Les trois places peuvent trouver une justification liturgique.

Venons-en maintenant à la cérémonie de la bénédiction des eaux, telle que nous la décrivent les documents gué nous avons cités ; nous commencerons par le plus récent .pour remonter au plus ancien.

Le Liber Festivus de 1877

Ce livre offre l’avantage, qui fait défaut dans la plupart des manuscrits, de présenter en quelques lignes, au début de chaque office, les lignes générales de cet office et de donner la liste des accessoires utilisés pendant la cérémonie.

Voici ce que nous lisons en tête de la cérémonie de la bénédiction de l’eau :

On place dans le chœur, en face de l’autel, une table couverte d’une nappe. Sur cette table est placé un vase re,pli d’eau simple et recouvert d’un voile blanc.

Après la prière de Safro, la préparation des oblats et le service de l’encens de la messe solennelle, les prêtres revêtent leurs chapes; les clercs, leurs tuniques et leurs oraria, chacun selon son ordre. Un sous-diacre, portant la croix, marche devant eux, ayant à ses deux côtés deux cierges allumés. Il est suivi des clercs, deux par deux, portant des cierges. Il en est de même des prêtres. Derrière eux, vient l’archidiacre, portant entre ses mains une amphore pleine d’eau et recouverte d’un voile blanc.

En dernier lieu vient l’évêque, ou, à son défaut, le supérieur ,du monastère ou le plus élevé en dignité parmi les prêtres présents, portant une croix manuelle avec laquelle il procèdera à la bénédiction de l’eau.

Dans tout ce qui précède, comme aussi dans tout ce qui suivra, nous chercherons en vain la trace d’un voile qui s’étend au-dessus de la tête de l’archidiacre et l’enveloppe, lui et l’amphore qu’il porte. Nous constatons, par contre que l’amphore est recouverte d’un voile blanc avant, pendant et après la procession.

Cependant, dans la pratique, il n’est pas une seule église syriaque, catholique ou orthodoxe, dans laquelle le diacre qui porte l’amphore d’eau an cours de la procession n’est pas recouvert d’un voile blanc.

Nous nous posons donc cette question : Que représente cet archidiacre ; et pourquoi est-il couvert d’un voile ?

Pour les uns, il représenterait Jean se rendant au Jourdain baptiser le Christ. Pour d’autres, il symboliserait « l’ami de l’Epoux » [2][2] conduisant l’Humanité épousée vers le Christ. Pour d’autres encore, il figurerait l’Eglise allant retrouver le Christ pour célébrer avec lui, au Jourdain, leurs épousailles mystiques. Et ce dernier symbolisme est rendu plus présent, dans l’esprit des fidèles orientaux, par le voile blanc que porte l’archidiacre. Les femmes orientales, du moins, il y a une cinquantaine d’années, se couvraient d’un voile blanc quand, le jour de leur mariage, elles quittaient la maison paternelle pour se rendre, accompagnées de leurs parents et de leurs amis, à celle de leur époux.

Qu’en est-il au juste ? La réponse doit être cherchée, pensons-nous, non dans le voile blanc que les livres liturgiques ne mentionnent que pour l’eau portée, non pour l’archidiacre qui la porte, mais dans les prières de l’office de la bénédiction de l’eau, et, plus particulièrement encore, dans le chant qui accompagne la procession. Or, l’étude de ces prières et de ces chants nous porte à éliminer le symbolisme de l’Eglise — ou des Fidèles — allant au devant de l’Epoux divin. Au cours d’une cérémonie qui peut durer de 45 à 60 minutes, c’est à peine si deux ou trois strophes mentionnent le mariage mystique de Jésus et de son Eglise. Toutes les autres prières, tous les autres chants développent le thème du baptême du Christ par Jean ; et notamment le ma’nîto chanté pendant la procession :

Venez, mes frères; allons voir le Fils pendant qu’il est baptisé et que. les eaux du Jourdain s’écartent devant lui. Il s’écarte devant lui, et il montre sa splendeur, le fleuve Jourdain.

Le Fils appela son serviteur Jean pour qu’il posât la main sur lui. Le serviteur s’approcha et posa sa main droite sur la tête de celui qui l’avait pétri.

— Que dirai-je, et comment te baptiserai-je, Seigneur? Je ne le sais! Si je dis: Au nom du Père, voici que tu es en ton Père. Si je dis: Au nom du Fils, tu es ce Fils bien-aimé. Et si je dis : Au nom de l’Esprit, l’Esprit est avec toi et il prend de toi.

Père, Fils et Esprit-Saint, Seigneur de toutes choses, gloire à toi.

Ainsi, à ne considérer que le Liber Festivus, on peut être amené à regarder l’archidiacre comme représentant Jean allant au Jourdain baptiser le Christ.

Le Pontifical de Michel-le-Grand (1172)

Les allusions aux épousailles du Christ et de l’Eglise, quoique rares, se rencontrent cependant plus fréquemment, dans les prières et les chants de ce Pontifical, que dans le liber Festivus. Nous n’en citerons que trois :

Voici que l’époux vous a invités à son thalame. Revêtez-vous des habits qui conviennent au festin [3][3] .

Le Fils qui a créé toute la création a été baptisé et il est remonté des eaux. Jean appela l’Eglise et lui dit: Voici ton Epoux. L’Eglise courut, se prosterna et l’adora. Elle étendit ses bras et le prit. Des eaux du Jourdain, l’Esprit Saint les combla de richesses [4][4].

Sur le fleuve se tenait le roi David, jusqu’à ce que l’épouse se fût baignée et remontât des eaux. Il prit sa cithare et voici qu’il chante devant elle: « Oublie ton peuple et la race de ton père, afin que le roi se réjouisse de ta beauté ». L’Eglise, sainte et pauvre, devint soudain riche. Et voici qu’elle est reine. Halléluyah ! Halléluyah ! [5][5]

L’archidiacre voilé de blanc pourrait fort bien ici, figurer l’Eglise. Mais le Pontifical, pas plus que le Liber Festivus, ne mentionne l’existence d’un voile couvrant l’archidiacre. Par contre, ses rubriques décrivent deux processions, au lieu d’une, au cours de la cérémonie.

La première, très simple, et à laquelle le clergé ne prend aucune part, se fait aussitôt le deuxième ‘édôno terminé. Deux diacres, accompagnés d’un nombre indéterminé de laïcs porteurs de cierges, quittent le choeur, se rendent au diaconicon et en rapportent, toujours accompagnés de leur escorte, deux amphores pleines d’eau qu’ils déposent, dans le sanctuaire, sur une quelconque table. Les prêtres et les diacres pénètrent à leur tour dans le sanctuaire, revêtent leurs ornements liturgiques [6][6], et la cérémonie de la bénédiction des eaux commence : Slûto d-šûrôyo ; psaume 51 et son ‘ényôno ; psaume « Bénissez le Seigneur (Cantique d’Isaïe ? Psaumes 148, 149 et 150 ?), et le ‘ényôno correspondant ; le Magnificat et son mawerbo, un sedro précédé de son proïmion ; qôlo et ‘etro. Il convient de noter : 1°) que cette première partie de l’office est construite sur le modèle de l’heure canoniale de safro {prière du matin), et non sur celui de ramšo (vêpres), alors que généralement c’est ce dernier qui est calqué par les rites processionnels, et 2°) que, sauf les jours de jeûne, safro doit être suivi de la messe conventuelle.

Après les psaumes, leurs ‘ényôné et les chants, viennent les leçons de l’Ancien Testament : Genèse, 29 : 1-14 ; Exode, 15 : 22-27 ; Juges, 7 : 4-8 ; Ezéchiel, 47 : 1-12 et Isaïe, 12 : 1-6.

C’est alors que prend place la seconde, la vraie procession. Rien n’y manque : croix, cierges, encens, flabelles, livre des Evangiles, tout le clergé cierges en mains et l’archidiacre, ou l’un des « seniores », portant une amphore contenant l’eau des deux amphores antérieurement apportées par les deux diacres. La procession arrive au milieu de l’église, probablement sur l’ambon, où a été préparée une table. L’amphore y est posée ; elle est recouverte d’un voile blanc. L’office reprend là où il avait été interrompu par la procession, mais il se déroule, non plus au sanctuaire, mais autour de la table où l’amphore a été placée.

Leçons du Nouveau Testament : Actes, 8 : 26-40 (moins le verset 37) ; Hébreux, 10 : 15-25 ; verset alléluyatique, puis Jean, 4 : 4-42. Cette dernière leçon est tirée de la version héracléenne. Proïmion et sedro ; litanie diaconale. Le diacre réveille de nouveau l’attention des fidèles : Stomen kalos, Kyrie eleison. L’officiant chante alors, « sur le mode de l’Oblation », i.e. de l’anaphore, les trois grandes prières de la bénédiction des eaux : « Dieu grand et digne de louanges… » ; « Créateur des eaux et de toutes choses… ».

Le diacre annonce la troisième prière par la même admonition que celle qui précède, à la messe, la prière eucharistique : « Tenons-nous bien ; tenons-nous avec crainte ; tenons-nous avec pureté… », puis, dans un silence recueilli, l’officiant commence la troisième prière : « Tu es grand, Seigneur, et admirables sont tes œuvres », qu’il ponctue de 9 signes de croix sur l’eau. La bénédiction terminée, le célébrant fait l’ostension de l’amphore en chantant le trisagion, que les assistants reprennent avec lui.

La .cérémonie s’achève par l’oraison dominicale et une dernière prière : « O Dieu bon et ami des hommes… », et la procession revient à son point de départ pour la continuation de lilyo.

Le lecteur trouvera peut-être trop longs et fastidieux tous ces détails sur une cérémonie qui n’est, somme toute, qu’une bénédiction comme une autre. Or, précisément, la bénédiction des eaux, l’a nuit de l’Epiphanie, n’est pas une bénédiction comme les autres. Nous avons déjà remarqué que sa première partie était calquée sur saf ro, au lien de l’être sur ramšo. Nous remarquerons maintenant :

1° — que sa seconde partie suit les grandes lignes de l’anaphore syriaque ;

2° — que la prière « Tu es grand, Seigneur, et admirables sont tes œuvres » occupe la place qui revient, dans l’anaphore, et à la prière eucharistique et au récit de l’Institution ;

3° — que cette même prière « Tu es grand, Seigneur » est ponctuée de neuf signes de croix, suivis bientôt de trois autres, soit un total de 12 croix sur l’eau. L’analogie est frappante entre ces 12 signes de croix et les 12 que trace le célébrant sur le pain et le vin pour les eucharistier : 3 sur le pain et 3 sur le vin pendant le récit de l’Institution, et 3+3 sur le calice et sur la patène, à l’épiclèse ;

4° — que l’ostension de l’eau bénite se trouve placée au moment qui correspond approximativement à celui du « Sancta Sanctis » de la messe.

Tous ces points de rapprochement ne sont certainement pas fortuits. Quelle en est la raison ? Quelle pensée théologique recèlent-ils ? L’étude du ms du B. M., Add. 14.494 va peut-être nous le dire. Mais avant d’aborder cette étude, revenons un instant à l’archidiacre et à son symbolisme. Représente-t-il saint Jean-Baptiste ? Le Pontifical de Michel-le-Grand nous a implicitement donné sa réponse ; et cette réponse est négative : l’archidiacre, voilé ou non, ne peut représenter le Précurseur. La raison en est qu’il n’y a pas, au cours de la cérémonie, de « baptême du Christ ».

Selon le Liber Festivus de 1877, le célébrant, après la bénédiction des eaux, plonge dans le goulot de l’amphore le pied de la -croix manuelle dont il s’était servi pour la bénir, et, laissant le haut de la croix maintenu hors de l’eau par ses bras, il fait l’ostension de l’amphore surmontée de la croix, puis se tournant successivement vers les quatre points cardinaux, les bénit. Ce geste parle de lui-même. Après la bénédiction de l’eau, le Christ est baptisé dans l’eau. De là à appeler cette cérémonie : « rite du Baptême du Christ », et non plus « rite de la Bénédiction des eaux », il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut vite franchi par les fidèles.

Le Pontifical de 1172, lui, non seulement ne revêt pas d’un voile blanc le pseudo-parrain, mais ne fait nulle mention de l’immersion d’une croix dans le vase d’eau bénite. C’est l’amphore seule qui est élevée pendant que l’officiant, suivi par tous les clercs, chante le trisagion. Il n’est pas dit, non plus, que, à l’instar d’un, ostensoir, ce vase est promené vers les quatre points cardinaux pour les bénir.

Venons-en maintenant au ms du B. M. Add. 14.404.

Le Ms du B.M., Add. 14.494

Ce manuscrit liturgique est l’un des plus anciens que nous possédions, sinon le plus ancien. Un point a attiré spécialement notre attention dans l’étude que nous en avons faite : la sobriété de ses rubriques. Elles sont presque inexistantes, en particulier dans le rituel de l’administration des sacrements. Par contraste, les rubriques touchant au rite de la bénédiction des eaux sont longues et détaillées à souhait ; nos livres liturgiques actuels ne feraient pas mieux.

Nous ne pouvons malheureusement rien savoir du déroulement du commencement de l’office. Quelles prières ont été récitées ? Quels chants ? Quelles leçons de l’Ancien Testament ? Où sont les officiants ? Sur l’ambon ? dans le chœur ou dans le sanctuaire ? La réponse à ces questions se trouve dans les deux pages qui précèdent le folio 16r, et ces pages sont noircies et impossibles à déchiffrer. Le folio 16r commence par l’indication de la péricope évangélique, celle de la Samaritaine, et il poursuit :

Quand elle est terminée, on brûle de l’encens dans le sanctuaire, devant le saint autel; on allume autant de cierges qu’il y en a, et autant de lampes qu’il s’en trouve, et que chacun porte, un cierge.

Pendant l’encensement, l’un des diacres sort au diaconicon revêtu d’un « barnûqîn ». On porte un récipient: vase, amphore ou bouteille, dans lequel il y a de l’eau. On étend sur lui le voile de l’autel, comme quand an porte les saints Mystères. Et aussitôt qu’on aura imposé l’encens, celui qui porte l’encens, s’il est seul, — ou les deux, s’ils sont deux, — sortent devant celui qui porte ce récipient et toute la fraternité (ahutho) marche devant eux, un rang sur un côté et un rang sur Vautre, portant tous des cierges, comme il a été dit.

Et tous les diacres portent des flabelles, autant qu’il y en a, et couvrent au-dessus de celui qui porte le récipient, comme on le fait sur les saints Mystères.

Que derrière celui qui porte le récipient soient le supérieur du monastère et quelques-uns des prêtres… [Ici quatre lignes du manuscrit effacées, illisibles] en ordre et sans hâte, chantant des ma’nyôtho qui conviennent au baptême de Notre Sauveur, et on arrive ainsi jusqu’à la fontaine, à une citerne, à une piscine, ou encore à une rivière s’il y en a une proche.

Après les ma’nyôtho, le diacre proclame la litanie sur ce mode… Quand il a terminé, le prêtre impose l’encens, avec le sedro qui convient ; et aussitôt on dit le bo’ûtho. Alors le diacre proclame la korûzûtho ; et quand il a terminé, le prêtre dit les canons suivants…

Ici ont lieu les quatre oraisons que nous retrouvons en partie, soit dans le Pontifical, soit dans le Liber Festivus. Le quatrième de ces « canons » est la fameuse prière « Tu es grand, Seigneur et admirables sont tes œuvres », que notre manuscrit attribue à « Proclus, évêque de Constantinople », alors que le Pontifical l’avait attribuée à « Proclus, évêque d’une certaine ville de l’île de Chypre ». Ensuite de quoi, le supérieur du monastère bénit l’eau et en prélève une certaine quantité qu’il verse dans un vase ; et le diacre portera ce vase au sanctuaire, avec le même cérémonial qui a présidé à la première procession, et le déposera sous l’autel où il demeurera jusqu’à la messe. On l’enlèvera alors, et on le placera « là où on voudra ».

Une question se pose : Pourquoi cette abondance de rubriques dans une cérémonie particulière, alors que dans d’autres, bien plus importantes, les rubriques font totalement défaut ? Pourquoi rien dans l’ordre de la procession n’est laissé au hasard, alors que les ma’niôto qui doivent être chantés, le sedro, la litanie etc… sont laissés, semble-t-il, au choix du maître du chœur, du diacre ou du prêtre ?

Nous ne trouvons qu’une seule explication à ces anomalies : Tous les autres rites contenus dans notre manuscrit devaient être connus du clergé du VIIIe siècle. Nul besoin donc de les lui décrire pour qu’il les accomplisse dans l’ordre voulu ; il suffisait d’indiquer les prières et les chants. La procession de la bénédiction de l’eau, ou tout au moins la solennité avec laquelle elle s’accomplit, devait, par contre, s’être introduite à une époque assez récente pour que le manuscrit ait senti la nécessité d’en donner une description détaillée. Cette explication, qui n’est qu’une simple hypothèse, trouve sa justification dans ce même manuscrit, et au cours de la même cérémonie : luxe de détails pour la procession ; aucun détail pour la bénédiction même de l’eau ; aucun renseignement non plus sur ce qu’on faisait de l’eau bénite demeurée dans le récipient après qu’on en eût prélevé la quantité à porter sous l’autel. Ces derniers éléments devaient être assez connus du clergé (nous en aurons bientôt la confirmation par Jacques d’Edesse, antérieur à notre document) pour n’avoir pas besoin d’être consignés.

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*    *

L’étude de notre manuscrit nous conduit aux conclusions suivantes :

1° — Aucun livre liturgique de ceux que nous avons consultés ne nous parle d’un voile quelconque enveloppant le diacre porteur de l’amphore d’eau. Donc, ce voile n’a pas existé.

2° — Si ce voile existe aujourd’hui, cela peut provenir d’une phrase ambiguë de notre manuscrit (simple hypothèse qui demande à être confirmée). Au cours de la procession, les diacres porteurs de flabelles entouraient le diacre porteur de l’eau « kad mhafein l’él mén haw da-t’în léh 1-mono ak d-‘al rôzé qâdîšé » = couvrant au-dessus de celui qui porte ce récipient comme sur les saints mystères ». Les flabelles n’ont pas toujours eu la forme que nous leur connaissons aujourd’hui, celle de disques de métal, précieux ou non, adaptés à une hampe ou un manche, et représentant, sur leurs deux faces, un séraphin aux six ailes. On les agite au-dessus des saints Mystères aux moments les plus solennels de la messe. Ils figurent les séraphins entourant le trône de Dieu, selon la vision d’Isaïe, et volant l’un vers l’autre en chantant les louanges divines. Jusqu’à une époque indéterminée, les flabelles étaient restés ce pourquoi ils avaient été créés à l’origine : des chasse-mouches. Faits de plumes d’oiseaux rares, ou de volaille ordinaire, ou même d’un simple pan d’étoffe, ils ont été adoptés tels quels pour le service de l’église, et servaient à écarter les insectes et à les empêcher de tomber dans les calices. Entre ces deux périodes, il y eu la période de transformation du chasse-mouche liturgique en un instrument destiné à honorer les personnes et les choses saintes. Conservant leur forme antique d’éventail de plumes d’autruche ou de paon surmontant un long manche, ils étaient agités au-dessus de ce qu’on voulait honorer, et on donnait à leur mouvement celui d’oiseaux voletant les uns auprès des autres. Quatre ou cinq flabelles (notre document dit : « autant qu’il y en a ») tenus ainsi à bout de bras et agités au-dessus de la tête du diacre porteur de l’eau ne pouvaient manquer de le cacher aux yeux de l’assemblée des fidèles. Il était comme « voilé » à leurs yeux. Quand les plumes ou les étoffes précieuses furent remplacées par des disques de métal entourés de grelots d’argent, le nouveau flabelle ne pouvait plus cacher le diacre. On le remplaça par le voile. Comme le voile de l’autel n’avait pas alors les dimensions exiguës; de celui d’aujourd’hui, mais était assez grand pour couvrir entièrement la table de l’autel, ce fut ce même voile qui couvrit et le diacre et l’eau qu’il portait.

3° — Si aucun document ne mentionne le voile qui couvre le diacre, tous les documents par contre parlent expressément de celui qui recouvre l’amphore d’eau ; et ce voile, si nous en croyons notre manuscrit, est celui-là même qui couvre les saints Mystères à l’autel, celui-là même qui couvrait les oblats, appelés « saints Mystères » par anticipation, pendant la procession de la Grande Entrée, quand ils étaient portés solennellement du diaconicon à l’autel. La procession de la Grande Entrée avait lieu entre la lecture de la péricope évangélique et l’anaphore. Dans la cérémonie qui nous occupe, la procession de l’amphore a lieu entre la lecture de l’évangile et les prières de la bénédiction, calquées, comme nous l’avons dit, sur l’anaphore. Voilà donc une analogie de plus entre la messe et la cérémonie de la bénédiction de l’eau.

Un point ne peut pas manquer de nous, surprendre, et c’est l’insistance avec laquelle notre document assimile l’eau, avant même d’être bénie, aux saints Mystères : On étend sur elle « le voile de l’autel comme quand on porte les saints Mystères » ; elle est encensée par un ou deux diacres tout au long de la procession ; les flabelles s’agitent au-dessus du diacre qui la porte « comme on le fait sur les saints Mystères ». Pourquoi cette insistance ? Ajoutée à tout ce que nous avons déjà vu, elle appelle nécessairement la question : Pour les Syriaques du moyen âge, l’eau bénie en la nuit de l’Epiphanie constituait-elle un sacrement, à l’instar de l’Eucharistie et du saint Myron ? Etait-elle l’objet d’une véritable « consécration » et non pas d’une simple bénédiction ?

Bénédiction ou Consécration ?

Que les Syriaques aient considéré, à une certaine époque, l’eau de l’Epiphanie comme ayant reçu une sorte de consécration par l’effusion et l’inhabitation de l’Esprit-Saint, comme le saint Myron, cela est plus que probable. Nous en avons la preuve dans les écrits de Jacques d’Edesse. Déjà, du temps de ce Père, des abus s’étaient glissés. On appelait « consécration » la bénédiction de l’eau ; elle s’accomplissait, comme pour le saint Myron, sur l’autel même. Jacques s’élève contre ces abus et, dans sa lettre à Jean le Stylite, il dit :

La bénédiction de l’eau dans la nuit de l’Epiphanie ne doit pas se faire sur le « tablit » ou sur un autel qui a été oint et consacré ; ni dans un vase dans lequel ont été lavés les ossements des saints ; ni, de quelque manière que ce soit, dans un vase quelconque qui a servi à l’accomplissement d’un autre rit, comme le sacrifice des saints Mystères ou la consécration du Myron. En ce faisant, je crois que vous vous trompez.

Sachez également ceci que ce rit ne s’intitule pas « consécration », mais bien « bénédiction » des eaux  [7][7].

Et l’évêque d’Edesse se plaint de ceux qui, par ignorance ou par indiscipline, ont disserté sur ces questions, propageant une doctrine contraire à celle des Pères de l’Eglise ; puis il ajoute que, quant à lui, il continue à faire ce que ses Pères lui avaient enseigné, à savoir : bénir l’eau de l’Epiphanie sur les bords d’un lac, ou d’une citerne, ou encore sur une pierre, sur une simple table ; mais jamais sur l’autel.

Dans sa lettre au prêtre Addaï, Jacques d’Edesse donne une idée du formulaire de la cérémonie :

Nous savons que nos Pères, qui ont arrangé, établi et nous ont confié ce rit, y ont mis seulement quatre prières, quoiqu’il existe certains manuscrits, qui ne sont d’ailleurs pas très anciens, dans lesquels on n’en trouve que trois [8][8].

De la première de ces prières, notre document ne cite que les trois premiers mots : « Pardonne, Seigneur, les péchés etc. » Elle n’était donc pas particulière au rit de la bénédiction de l’eau et l’officiant devait pouvoir la réciter de mémoire.

Mais voici la seconde, qui nous éclaire sur le sens de la bénédiction de l’eau. Nous noterons en passant l’épiclèse qu’elle contient ; nous noterons également les mots employés pour demander à Dieu sa bénédiction sur les eaux : « barêk w-qadêš = bénis et sanctifie », deux termes qui viennent, à la messe, pendant la consécration du pain et du vin : …II prit du pain entre ses mains saintes, sans tache et immaculées… w-barêk w-qadêš…

F° 16v. Dieu grand et redoutable, qui es au-dessus de toute louange ; toi qui es assis sur les chérubins et es glorifié par les séraphins; toi qui as fait des choses sublimes et insondables dont le nombre est incalculable ; toi qui, par le bois, as rendu douces les eaux amères, par l’intermédiaire de Moïse, (f° 17r) et as donné à boire à ton peuple qui avait soif ; toi qui as assaini, par le sel, les eaux mauvaises, stériles et infécondes, à Jéricho, par l’intermédiaire du prophète Elisée, et as accordé à ton peuple des eaux abondantes et fécondes ; toi qui as changé la nature de l’eau en vin à Cana en Galilée, et as sanctifié les eaux du Jourdain par Jean ;

Toi, Seigneur-Roi très saint, par une bénédiction apostolique, bénis et sanctifie ces eaux placées devant nous, par la descente de ton Esprit-Saint, afin qu’elles soient, pour ceux qui en prendront, un gage de santé, de joie, de pureté, de sainteté, de guérison des corps et des âmes. A toi conviennent l’honneur et la gloire…

La troisième prière attirera sans doute l’attention. Outre l’épiclèse qu’elle contient, comme la précédente, elle demande à Dieu qui crée et « transforme » (mšahlêf) toutes choses de transformer (šahlêf) les eaux qu’on va bénir, par la vertu de son Esprit-Saint. Les transformations peuvent s’opérer de plusieurs manières : en affectant la qualité d’un objet, sans toucher à sa nature, comme ce fut le cas pour les eaux de Marat et de Jéricho ; ou en affectant la nature même de l’objet, comme l’eau de Cana changée en vin. Cette prière est donc en relation étroite avec celle qui la précède où ces transformations sont citées :

Créateur de l’eau et auteur de tout, toi qui fais toutes choses et les transforme, fais et transforme ces eaux par la vertu de ton Esprit-Saint. Rends les puissantes contre les opérations adverses (du Malin), contre la tourmente des vagues hérétiques, contre le culte des Mages, l’art et les incantations magiques, contre toutes souffrances, maladies et amputations. Donne à tous ceux qui s’en serviront par boisson, lotion, bain, effusion, aspersion ou par tout autre moyen, la guérison de l’âme et du corps, les miséricordes abondantes qui viennent de toi, par la clémence et l’amour pour les hommes de ton Fils unique, avec qui te sont dues la louange et la gloire…[9][9]

Nous ne pensons pas utile de donner le texte de la quatrième prière : « Tu es grand, Seigneur, et admirables sont tes œuvres ». Elle est utilisée, à quelques variantes près, par les Eglises de rite byzantin, à la cérémonie de la bénédiction des eaux le jour de l’Epiphanie. Ceux qui le désireront pourront la trouver dans le livre du P. Mercenier : « Les prières des Eglises de Rite byzantin ».

Jacques d’Edesse ajoute :

Ces quatre prières, les Pères ont ordonné qu’elles soient dites dans la nuit de l’Epiphanie, et elles n’ont pas besoin de prières complémentaires.

Jacques d’Edesse n’est pas tendre à l’égard de ceux de ses contemporains qui se plaisent à faire de la cérémonie de la bénédiction des eaux une sorte de messe :

Illi qui benedictionem illam aquarum pluries fecerunt, nescio qualiter cogitaverint. Aut enim extra scientiam declinaverunt, aut auditum indisciplinatum et defatigatum voluerunt, ut delectarent per voces que super corpus dicuntur, quas et super aquas posuerunt propter inanem gloriam, colligerunt et in unum locum coacervarunt inutiliter, obliti quod benedictio aquarum dicitur et non sanctificalio [i. e. consécration] : Unde nec dici fas est « benedicantur aquae et sanctificentur, neque dicenda est invo-catio Spiritus Sancti… Aquae benedictae sunt et non sanctificatae ut illae baptismi ; neque egent aquae quae benedicerentur invocatione Spiritus Sancti, neque omnibus vocibus quae super Corpus et Sanguinem canuntur. « Quietem da.. Dimitte Domine… » quae pro vivis dicuntur, ut quo pro aquis exiguntur? [10][10]

Les admonitions de Jacques d’Edesse ont-elles été suivies par ses contemporains et par les générations suivantes ? Certes, on ne bénit plus l’eau de l’Epiphanie sur l’autel lui-même [11][11] ; dans la « forma » de la bénédiction on n’invoque plus l’Esprit Saint sur les eaux, mais l’invocation qui se trouve dans la grande prière « Tu es grand, Seigneur, et admirables sont tes œuvres » est assez explicite pour qu’on soit autorisé à la considérer comme une épiclèse consécratoire. On ne dit plus le « Quietem da, dimitte, Domine », mais on n’a rien changé à la prière de Proclus qui demande au Christ de sanctifier (qadéš = consacrer) les eaux. On ne prononce plus sur les eaux les paroles prononcées sur le pain et sur le vin, mais la structure de la cérémonie a continué à évoluer dans le sens de la structure de l’anaphore syriaque ; et, dans cette sorte de messe, la prière eucharistique a été remplacée par k. prière de Proclus, qui, pour un Oriental, constitue une véritable prière consécratoire.

Il est possible en effet qu’aux fidèles et même aux prêtres de rite latin, la prière de Proclus ne rappelle aucun souvenir précis ; mais aux Syriaques, elle rappelle très précisément la prière eucharistique de l’anaphore de saint Jacques et celle des Constitutions apostoliques, par ses thèmes principaux : énumération des bienfaits de Dieu envers sa création, péché de nos premiers parents ; nos premiers parents sont chassés du paradis, mais Dieu ne les abandonne pas et il envoie son Fils unique qui vient sur la terre œuvrer parmi les hommes. L’anaphore de saint Jacques poursuit : « instituant toutes choses en vue du salut de notre race. Avant de recevoir pour nous pécheurs, lui qui est sans péché, une mort volontaire, en cette nuit où il fut livré pour la vie et le salut du monde… »

Mais la prière de Proclus, qui s’adresse au Fils et non au Père comme le fait l’anaphore de saint Jacques, ne décrit pas l’économie du salut jusqu’à la mort du Christ, ainsi que le fait l’anaphore ; elle s’arrête au baptême du Christ : « Tu es apparu sur terre et tu as vécu parmi les hommes. Tu as sanctifié les eaux du Jourdain en envoyant du ciel ton Esprit-Saint et tu as écrasé la tête des dragon» qui y étaient cachés. Toi donc, Seigneur ami des hommes, viens aussi maintenant par l’effusion de ton Esprit-Saint et sanctifie (qadéš) ces eaux et donne-leur la grâce du Jourdain… »

Nous pouvons encore comparer la conclusion de la prière eucharistique dans l’anaphore des XII apôtres avec la conclusion de la prière de Proclus.

D’une part, on lit dans l’anaphore des XII apôtres : « Afin que ce corps et ce sang soient pour tous ceux qui en prendront un gage de vie, de résurrection, de rémission des péchés, de guérison de l’âme et du corps, de l’illumination de l’esprit et de protection devant le redoutable tribunal de ton Christ ».

Et dans la prière de Proclus : « Afin qu’elles (ces eaux) soient pour tous ceux qui en prendront ou y participeront un gage de la guérison des âmes et des corps, de la délivrance des maux, de la sanctification des demeures (…), l’occasion opportune de tout bien ».

Il serait certes intéressant et instructif de suivre l’évolution du cérémonial de la bénédiction des eaux depuis Jacques d’Edesse jusqu’à nos jours. Mais cette recherche nous entraînerait à dépasser excessivement les limites que nous avons fixées à cet article. Nous nous contenterons donc de placer en parallèle les éléments de la messe syriaque et ceux de la bénédiction des eaux.

MESSE DES FIDELES.
Stômen kalôs — Kyrie eleison.
Proïmion — Sedro.
La paix à vous tous…
Bénédiction   de   l’encensoir
Diacre : Sophia thé’ou…
Credo.
BÉNÉDICTION DES EAUX.
Stômen kalôs — Kyrie eleison.
Proïmion — Sedro.
La paix à vous tous…
Bénédiction de  l’encensoir
Diacre :  Sophia théou… Credo.
ANAPHORE.
Stômen kalôs…
Prière de  la paix
La paix à vous  tous…
Baiser de paix
Inclinons la  tête…
Imposition  des  mains
Prière du voile
Diacre : Tenons-nous bien…
Bénédiction des fidèles
Dialogue eucharistique
Prière  eucharistique   —  consécration —
anamnèse — épiclèse
Diptyques
La paix à vous tous…
Bénédiction des fidèles
Fraction et signation
Prière introduisant au Pater
Pater
Embolisme du Pater
La  paix à vous tous…
Diacre :  Inclinons  nos  tètes…
Imposition des  mains
La paix à vous tous…
Bénédiction des fidèles
Sancta  sanctis — élévation Communion
Action de grâces
Stômen kalôs…
Créateur  des  eaux
La  paix à  vous tous…

Prière : Dieu grand et digne de louanges…
Diacre : Tenons-nous bien…
Prière de Proclus avec épiclèse et signes de croix sur l’eau.

La   paix   à   vous  tous…
Bénédiction de l’eau
Prière introduisant au Pater
Pater
Embolisme du Pater
La  paix à vous tous…
Diacre :  Inclinons  nos  tètes…
Imposition des  mains
La paix à vous tous…

Élévation  de   l’eau   pendant  le chant   du Trisagion.

Conclusion

Des faits que nous venons de rappeler ou d’établir, il serait arbitraire de déduire aucune conclusion générale ; mais peut-être est-il permis de proposer, sur ces faits, deux remarques et de suggérer ainsi le sens de nouvelles recherches qui compléteraient les nôtres et préciseraient leurs résultats.

Première remarque : Jacques d’Edesse, on l’a vu, condamne l’introduction de certains rites dans le cérémonial de la bénédiction des eaux, lesquels tendaient à accentuer l’analogie de cette bénédiction solennelle et de l’anaphore de saint Jacques. Mais, en négligeant même ces éléments condamnés par Jacques d’Edesse (et qu’il ne pouvait condamner sans doute qu’en raison de leur caractère relativement récent), il demeure que le cérémonial pratiqué au temps de Jacques d’Edesse, et décrit par le manuscrit du B.M. (VIIIe siècle), témoignait du caractère très spécial de la bénédiction des eaux en la fête de l’Epiphanie et suffisait à justifier les fidèles syriaques (et les prêtres) qui tenaient cette bénédiction pour une « consécration » et attribuaient, par conséquent, aux eaux « consacrées » des vertus sacramentelles. Quelle place faut-il donc réserver aux eaux bénies le jour de l’Epiphanie dans la théologie sacramentaire (formulée ou implicite) des Syriaques ? Dans quelle mesure cette situation théologique des eaux bénies le jour de l’Epiphanie précise-t-elle les grandes catégories sacramentaires des Syriaques ? Voilà les questions qui s’ensuivent de notre première remarque.

Deuxième remarque : II paraît très vraisemblable que la bénédiction des eaux, en la fête de l’Epiphanie, a d’abord été la bénédiction des eaux courantes (fleuves, fontaines, sources) [12][12]. C’est peut-être en souvenir de cette bénédiction des eaux courantes que le célébrant, selon le Liber Festivus de 1877, après la bénédiction de l’eau contenue dans la carafe, fait couler quelques gouttes de cette eau dans les fonts baptismaux. Mais on ne peut guère douter que l’indication fournie par le Pontifical du VIIIe siècle : la bénédiction doit se faire, autant que possible, près d’un fleuve ou d’un fontaine, rappelle le rite ancien, car elle paraîtrait, si on ne la référait à ce rite, sans signification.

D’autre part, il est certain que le développement du rituel de la bénédiction des eaux parallèlement à celui de l’anaphore, et même le développement des marques de vénération envers l’eau bénie ou à bénir, suppose que cette bénédiction n’a pas pour objet des eaux courantes, mais une petite quantité d’eau gardée dans un récipient est pieusement manipulée. Il Importerait donc de déterminer, avec la plus faible inexactitude, à quelle époque le rit de la bénédiction des eaux courantes fut remplacé par le rit de la bénédiction de l’eau que l’Eglise syriaque a conservé, dans ses lignes maîtresses, jusqu’à nos jours, — et d’étudier, s’il était possible, quelques-unes des étapes successives de ce développement. On pourrait alors se demander quelle fut la cause du changement : est-ce parce que les processions avaient cessé d’être possibles qu’une petite quantité d’eau fut substituée, pour être bénie, au fleuve et à la fontaine — et cette substitution fut-elle l’occasion déterminante du développement du cérémonial ? Car l’eau, prise en petite quantité, put être traitée, en quelque sorte, comme la matière d’un sacrement, matière que sa nature même devait évidemment rapprocher du pain et du vin, matière du sacrement de l’eucharistie, et qui appelait l’élaboration d’une forme proche de celle de ce dernier sacrement.

Selon les deux lignes convergentes marquées par nos deux remarques finales, nous souhaitons que la présente note incite certains de nos collègues à s’engager ; nous publierons très volontiers les observations et les communications qu’ils voudraient bien nous adresser.

[1][1] Pontificale juxta ritum Ecclesiae Syrorum occidentolium id est Antiochiae, traduction latine du P. voste, O. P., Pars III, Rome, 1942. Ce livre n’a pas été dans le commerce.

[2][2] Jean, 3 : 29.

[3][3] Pontificale, p. 362.

[4][4] Ibid., p. 363.

[5][5] Ibid., p. 367.

[6][6] On voit qu’au XIIe siècle, le célébrant d’une liturgie, évêque ou simple prêtre, ou même les diacres, revêtaient les ornements sacrés dans le sanctuaire même et non au diaconicon. On peut regretter que la coutume se soit introduite dans le rite syriaque, et ait été officialisée par les rubriques, de réserver aux évoques le « privilège » de s’habiller au trône ou devant l’autel, tandis que les prêtres doivent revêtir leurs ornements à la sacristie. Cette dernière prescription semble d’autant moins justifiée que le diaconicon, appelé par les Syriaques Beith Diaqûn, c’est-à-dire lieu des diacres (dont on estime que la sacristie serait la forme moderne), est, comme l’indique l’étymologie, une pièce réservée aux ministres et à leurs accessoires de culte — et que Jes prêtres, comme on vient de le voir, ne s’y habillaient pas. Ils n’avaient non plus aucune raison de s’y rendre.

[7][7] Pontificale, p. 358.

[8][8] Ibid.

[9][9] Le Pontifical de Michel-le-Grand a quelque peu modifié ces prières dans le sens indiqué par Jacques d’Edesse. C’est ainsi qu’on lit dans la 3e prière : « …qui fais toutes choses et les transforme, bénis ces eaux par la vertu de ton Esprit-Saint », au lieu de « fais et transforme ces eaux » selon le manuscrit du B. M. — De même, au lieu de « bénis et sanctifie » de la deuxième prière, on ne lit plus que « bénis ».

Il en est de même du Liber Festivus.

[10][10] Pontificale, p.  360.

[11][11] Sauf,   nous   affirme-t-on,   dans   certaines églises  de Mésopotamie.

[12][12] Dans certaines communautés de rite byzantin, la cérémonie de la bénédiction des eaux courantes s’est maintenue ; elle comporte l’immersion d’une croix de bois dans le fleuve, afin de bénir celui-ci. Tel pourrait bien être le rite originel que le cérémonial syriaque de bénédiction de l’eau perpétue aujourd’hui symboliquement en prescrivant l’immersion d’une croix de bois dans la carafe remplie d’eau. Mais ce rite est aujourd’hui interprété comme symbolisant l’immersion du Christ (la croix) dans le Jourdain, alors que la bénédiction des eaux courantes par le contact d’un morceau de bois est inspirée, de toute évidence, par Ex. X/V, 15. Mais l’opposition est seulement apparente. Sans doute afin de donner une signification adéquate au rite « modifié », les Syriaques insistèrent-ils sur le symbolisme du baptême du Christ. Mais une prière et une leçon ont transmis le souvenir de la bénédiction des eaux courantes. Le rapport du bois jeté par Moïse dans l’eau amère avec l’arbre de la croix, auquel s’identifie le Sauveur, est un motif typologique fondamental, qu’un texte du Fanqith reprend, en l’appliquant très précisément au baptême de Jésus, lorsqu’il chante la bénédiction que l’immersion du Christ dans le Jourdain apporta à toutes les eaux courantes.

Mais il est également possible que l’immersion de la croix dans l’eau, ordonnée par le Liber Festivus du XIXe siècle, n’implique aucune réminiscence du rit ancien de la bénédiction des eaux courantes. Elle serait simplement une imitation « modifiée » du geste que fait le prêtre byzantin après avoir béni l’eau de l’Epiphanie : il trempe trois fois une croix de bois dans cette eau et l’en retire toute droite, geste qui ne peut évidemment que symboliser les trois immersions du baptême antique.

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